Editorial de pondération n°107 avril – mai – juin 2016
Les semaines à venir nous ménagent un suspens difficile à supporter, malgré l’entraînement intensif que nous avons suivi avec l’eurofoot, le brexit, le réferendum de Notre-Dame d’Ayrault et j’en passe…
En effet, si la compétition entre les scientifiques peut parfois s’avérer âpre, celle qui sévit entre les politiques est impitoyable. Que présager alors de candidats souhaitant émarger dans les deux mondes ? Comment réussirons-nous à départager les Anglais et les Français ? À quel jury international impartial devrons-nous faire appel ? D’un côté, « Énorme découverte scientifique 1 : des Anglais ont réussi à prouver qu’il est possible de sortir d’un espace dans lequel on n’est jamais entré », de l’autre, l’expérimentation sur le 80 km/h proposée par Bernard Cazeneuve.
Nous avions réduit la voilure de nos critiques en apprenant que douze mois seraient nécessaires pour respecter les paramètres de l’expérience. Du lourd en quelque sorte, pas l’enfumage habituel pour gagner du temps et compter sur les prochaines élections, car nul ne peut ignorer que la décision de faire passer de 90 à 80 km/h les routes qui n’ont pas de séparateur médian est inéluctable, et que le ministre de l’Intérieur prochain, ayant à cœur de sauver des vies, n’hésitera pas – lui – à faire précéder d’une campagne informative cette mesure, sans attendre benoîtement l’acceptabilité des Français soumis au feu nourri de la désinformation.
Pour éviter une nouvelle sortie de route 2 , les fonctionnaires réquisitionnés pour ce test à vocation internationale (ne s’agit-il pas de vérifier ce qui est déjà connu des experts du monde entier ?) ont sélectionné, avec la plus grande des minuties sans doute, 81 km et quelques décamètres de route sur les 350 000 km concernés. Plus d’un an de mise au point pour être d’équerre avec l’exigence ministérielle : « un dispositif d’évaluation permettra de suivre, sur ces tronçons, l’évolution du comportement des automobilistes ». Il n’en fallait pas moins pour répondre scrupuleusement aux nécessités de l’expérimentation. D’ailleurs, le ministre peut compter sur notre dévouement indéfectible à la lutte contre la violence routière pour relayer le plus largement possible ces résultats tant attendus : nous diffuserons volontiers les vitesses moyennes observées sur ces tronçons au cours des cinq années précédant cette nano-révolution, le nombre de contrôles effectués par les forces de l’ordre, ainsi que les infractions relevées. Comme nous ne doutons pas que le recueil des données a été établi pendant l’année d’expérimentation, nous allons avoir la confirmation que… la terre est ronde, qu’elle tourne autour du soleil et que Leibnitz avait bien raison de nous apprendre (en 1691) que l’énergie d’un mobile qui se déplace variait comme le carré de la vitesse ! Une fois cette porte ouverte enfoncée avec toute la fougue du débutant, que fera notre ministre ?
Hélas, nouvelle alarme de dernière minute depuis que nous avons appris, de source non officielle, que rien n’aurait été fait correctement et qu’aucune conclusion ne découlera de cette nano-expérimentation d’anthologie. Mais nous pouvons nous fier à l’agence de communication de la DSCR qui pourra toujours accommoder à la bonne franquette un questionnaire de cette eau-là :
« Avez-vous VRAIMENT perçu une différence entre le 90 et le 80 km/h ? Vous êtes-vous VRAIMENT senti plus en sécurité ? Pensez-vous qu’il faille VRAIMENT poursuivre dans cette voie ? Ne croyez-vous pas qu’il faut faire uniquement appel à la responsabilité des automobilistes ? etc. »
Une année de perdue par conséquent et un ministre qui ne changera pas d’avis. Ses choix sont faits, éclairants et sans équivoque possible : il peut ainsi débusquer dans ses effectifs 70 000 policiers et gendarmes pour surveiller l’Eurofoot (sponsorisé par les brassiers dans les fan-zones) mais il n’en affecte que 6 000 pour les plus meurtriers des week-ends du mois de mai. La classe politique actuelle, plus sensible aux diktats des medias qu’à la défense des problèmes de santé publique, sait faire montre de son intérêt lors des accidents collectifs, sans pour autant réussir à camoufler son désengagement par le faire-semblant.
Nous dédions ce numéro de Pondération à Michel Rocard dont le décès a provoqué de nombreux articles qui n’ont pas mentionné la loi du 10 juillet 1989 créant le permis à points, le contrôle technique obligatoire des véhicules, la limitation généralisée à 50 km/h en agglomération et la commande du Livre blanc de la sécurité routière avec une méthode se situant aux antipodes des comités dont il ne sort rien : ce rapport osa proposer une limitation de la vitesse des véhicules de tourisme à la construction ! Rappelons également le vote de la loi Évin, dont la partie alcool a été en partie détruite récemment.
Nous vivions une époque où les politiques osaient encore décider.
1 Plaisanterie qui circule actuellement sur internet.
2 B. Cazeneuve, dans un discours du 11 mai 2014, nous décrit un « premier plan d’ensemble de lutte contre l’insécurité routière » du 1er juin 1966, qui n’a… jamais existé !