État des lieux
Objectif -50% de tués en 2027 vs 2017 :
Avec la mobilisation de tous, c’est possible !
Claude Gilbert, directeur de recherche émérite au CNRS,
et Emmanuel Henry, professeur de sociologie à l’université Paris-Dauphine
Il semble en effet que l’on en ait fni avec les atermoiements du siècle passé et que les autorités en charge de ces questions se donnent désormais les moyens de faire appliquer la législation. Malgré de nombreuses protestations – notamment de la part de certaines associations d’automobilistes ou de motocyclistes –, des dispositifs ont été mis en œuvre pour contrôler effectivement la vitesse, le degré d’assujettissement des conducteurs à l’alcool ou aux stupéfiants, le port de la ceinture de sécurité ou du casque et, plus globalement, le respect des règles édictées en matière de circulation.
Grâce à cette attention accrue portée aux comportements des conducteurs, aux diverses campagnes visant à améliorer sans cesse leur «bonne conduite», d’évidents progrès ont été faits, notamment depuis 2002 et la mise en place d’un système de contrôle-sanction automatisé à travers le déploiement de radars sur le territoire. Et cela d’autant plus que, parallèlement, d’autres acteurs directement impliqués dans la sécurité routière ont, pour une part, concouru à cette amélioration. Les constructeurs d’automobiles, tout d’abord, qui ont fait de la sécurité un argument de vente et qui, au cours des récentes décennies, ont intégré un grand nombre d’innovations améliorant la sécurité secondaire des véhicules. On constate ainsi que des innovations initialement réservées aux véhicules haut de gamme migrent vers des véhicules plus ordinaires avec un partage des progrès techniques en matière de sécurité secondaire.
Les concepteurs d’infrastructures ont également concouru à cette amélioration globale de la sécurité. Les autoroutes sont devenues particulièrement sûres et le nombre de personnes perdant la vie sur ce segment routier est faible, compte tenu du trafic correspondant. Les routes nationales et, surtout, les routes départementales restent dangereuses, mais, là encore, des progrès importants ont été réalisés, notamment avec les travaux sur les zones particulièrement accidentogènes ou avec la généralisation des carrefours giratoires.
La France, un bon élève européen?
Bref, la mobilisation des pouvoirs publics apparaît indéniable et la sécurité routière peut être mise en avant comme une success story dont on peut effectivement prendre la mesure avec la diminution constante du nombre de «tués sur la route» au cours des dix dernières années. Les autorités peuvent ainsi affirmer que la France s’inscrit dans une bonne moyenne, notamment par rapport aux autres pays européens.
Une analyse assez différente peut cependant être faite de la situation actuelle en commençant, précisément, par la remise en question du choix de l’indicateur actuellement privilégié pour mesurer les progrès en matière de sécurité, soit le nombre de tués. La mort, souvent subite, de personnes lors d’accidents de la route est un drame. Un drame qui, au fl du temps, est devenu insupportable, surtout lorsque celuici est imputé à des comportements de conducteurs considérés comme des criminels. C’est notamment le cas lorsque des accidents sont provoqués par des personnes roulant à très grande vitesse, conduisant sous l’emprise de l’alcool ou de stupéfiants et transgressant donc délibérément les codes de conduite.
Or, cette approche, a priori très évidente et peu contestable (comment ne pas trouver scandaleux que des enfants perdent la vie à cause de conducteurs alcoolisés!),
pose divers types de problèmes. Elle tend tout d’abord à assimiler l’accident mortel sur la route à un événement extraordinaire (au sens propre du terme) qu’il devrait être possible d’éliminer en tant que tel. C’est oublier un peu vite que les accidents, mortels ou non, arrivent au contraire avec une extrême régularité, comme le montre la courbe de leur lente décroissance dans le temps, qu’ils ont le plus souvent lieu dans les circonstances les plus ordinaires, dans le cadre de trajets quotidiens, et résultent d’une pluralité de facteurs. Leur nombre annuel résulte de ce que l’on pourrait appeler un «effet de système» entre un certain type d’infrastructure, un certain état du parc automobile et les pratiques des conducteurs.
L’image du conducteur seul «responsable à bord» est ensuite une fction maintenue pour des raisons juridiques, tout comme d’ailleurs celle du conducteur toujours vigilant, toujours maître de ses moyens et ayant donc toujours la capacité d’apprécier les risques qu’il prend. Les études ne manquent pas pour montrer que, dans la vraie vie, les conducteurs sont des opérateurs comme les autres, avec des degrés de vigilance variables, faisant constamment des compromis entre différentes nécessités et pour lesquels l’acte de conduite correspond à d’incessants rattrapages d’erreurs plus ou moins importantes.
En troisième lieu, enfin, la focalisation sur les tués sur la route a comme conséquence d’occulter d’autres dommages qui changent considérablement la nature du problème. C’est le cas des «blessés sur la route», qui ont été longtemps perdus de vue du fait que, pour l’essentiel, leur prise en charge s’effectue via les assurances privées, et donc sans que les autorités publiques aient à intervenir. Ce n’est que depuis quelques années, et grâce aux travaux d’épidémiologistes, que l’on a effectivement pu «compter» les blessés sur la route et que l’on a véritablement pris la mesure de l’ampleur du problème. Problème qui, s’il était instruit dans cette perspective et non sous l’angle du scandale, apparaîtrait non pas comme un problème de police ou de justice mais comme un enjeu de santé publique majeur.
Donner la priorité à la sécurité
Si l’on se détache de la définition la plus publique du problème de l’insécurité routière symbolisée par l’accident spectaculaire et la focalisation sur le conducteur, le constat en termes d’action publique pourrait bien alors devenir l’inverse de celui formulé au départ. Par certains aspects, ce problème pourrait en effet apparaître presque orphelin, dans le sens où aucun des professionnels ayant à le prendre en charge ne le fait de façon prioritaire. Les acteurs en charge de la conception et de l’entretien des infrastructures sont en priorité attentifs aux enjeux de fluidité du trafc bien plus qu’à ceux liés à la sécurité des infrastructures ou à leur lisibilité.
Les agents des forces de l’ordre ou les magistrats ne placent que de façon exceptionnelle les questions de sécurité routière parmi celles qui leur paraissent prioritaires à prendre en charge, loin en tout cas derrière les aspects les plus valorisés de leurs activités comme la lutte contre la criminalité. Les constructeurs automobiles, dont les efforts sont incontestables en termes de sécurité secondaire, n’ont cependant pas investi autant dans une réflexion autour d’un véhicule conçu en priorité pour être sûr pour lui-même et pour les autres usagers. Cela induirait en effet probablement un arrêt de la course folle actuelle vers des véhicules de plus en plus lourds et toujours plus puissants.
Audelà de ces exemples, on voit bien que, sur le terrain, faire apparaître les questions de sécurité routière comme prioritaires est un travail de longue haleine qui nécessite de dépasser des politiques incantatoires ou de communication. Mais un tel cadrage du problème de l’insécurité routière (en termes de comportement du conducteur ou autour d’une réduction du problème aux accidents spectaculaires) a un dernier effet: en focalisant l’attention sur ces dimensions fortement publicisées, il permet d’occulter certains aspects du problème et de ne pas prendre la mesure de ce qui pourrait être fait pour y remédier ni de qui devrait prioritairement intervenir dans cette direction… Les acteurs concernés à divers titres par cette question peuvent donc se satisfaire des solutions actuellement apportées
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État des lieux
Avec la mobilisation de tous, c’est possible !