La police de la route – Un phénomène minoritaire dans le monde

Vincent Spenlehauer,
directeur du Pôle de formation à l’action publique de l’École nationale des ponts et chaussées

Le 14 juillet 2002, le président Jacques Chirac faisait de la sécurité routière l’un des trois chantiers prioritaires de son quinquennat. Dans Le Journal du dimanche du 21 juillet 2002, son ministre de l’Équipement, Gilles de Robien, déclarait que la création « d’une police spécialisée de la route comme aux États-Unis » était « une piste à mettre à l’étude avec le ministre de l’Intérieur ».
Ce dernier, qui n’était autre que Nicolas Sarkozy, n’apprécia guère la prise d’initiative de son collègue sur le terrain des affaires policières. Le 18 septembre 2002, au lendemain des fameux États généraux de la sécurité routière au cours desquels, entre autres ministres, le Garde des sceaux avait officiellement annoncé la mise en place d’un dispositif de contrôle-sanction automatisé des infractions vitesse, Luc Rudolph, secrétaire général du Syndicat des commissaires et hauts fonctionnaires de la police nationale, et Christophe Soullez, criminologue proche de Nicolas Sarkozy, signaient dans 
Le Figaro une cinglante tribune intitulée : « Non à une police de la route ! »

700 milliards de kilomètres par an
Sait­on vraiment ce qu’est une police spécialisée de la route (PSR), efficace et lé­gitime, et donc pérenne? Peut­on en envisager la création en France? Osons une première défnition: il s’agit d’une organisation policière stable dans le temps et bénéficiant officiellement d’effectifs et de moyens dédiés pour faire la police sur un réseau routier donné, notamment grâce à un corpus législatif et réglementaire spécifque (code de la route, traffc law, etc.). Sur un plan fonctionnel, la mise sur pied de PSR dans les pays avancés devrait relever de l’évidence1. En effet, le transport routier de personnes et de marchandises joue un rôle tellement crucial dans le fonctionnement de nos sociétés que sa régulation tombe sous le sens.
Les Français, par exemple, parcourent plus de 700 milliards de kilomètres par an, soit 17 millions de fois le tour de la Terre. En outre, l’activité policière ne présente aucune allergie particulière à la spécialisation. C’est plutôt le contraire que l’on constate à l’étranger comme en France: maintien de l’ordre, lutte contre le trafic de stupéfiants, criminalité, cybercriminalité, police de l’air et des frontières, antiterrorisme, etc. Voilà des spécialités où des policiers peuvent choisir de faire tout ou une bonne partie de leur carrière.

Une mauvaise image au sein de la police et des usagers
Pourquoi alors, dans toutes les régions fortement motorisées du monde, l’existence de PSR constitue­-t­-elle un phénomène clairement minoritaire? Notons en premier lieu que la seule application des principales règles de comportements routiers peut, du moins en apparence, être aisément opérée par des unités policières généralistes, telles les brigades territoriales de la gendarmerie nationale, en France. Par ailleurs, les gouvernements hiérarchisent leurs priorités policières, en arbitrant par exemple pour la création d’une «police de proximité» (pour les banlieues sensibles) au détriment d’un projet de PSR comportant le risque de brouiller le gouvernement avec les «jeunes». Enfin et surtout, de manière quasi universelle, une grande majorité de la profession policière accorde peu de noblesse à l’activité de police de la route. Dans son esprit, celle­-ci souffrirait de deux tares rédhibitoires et emboîtées. Primo, une PSR est perçue comme trop «proactive» car elle
cible des actes risquant de porter préjudice à autrui, et non pas des actes ayant 
réellement porté préjudice. Secundo, une PSR «embête» une large portion de la population, les «honnêtes gens» qui, sur la route, semblent ne commettre que de petits écarts de conduite, en général sans conséquence. Du coup, une PSR trop droite dans ses bottes compromet les bonnes relations d’entraide que doivent impérativement entretenir les autres services de police avec les populations environnantes. En résumé, une PSR n’est pas une vraie police car elle ne s’occupe pas de «vrais criminels». En outre, elle peut empêcher les autres branches policières de faire leur travail en bonne intelligence avec les «bonnes gens», qui sont souvent des citoyens électeurs actifs. Ainsi peut être résumée la légende noire des PSR dans l’univers professionnel policier aux quatre coins de la planète2

Et pourtant, elle existe 
Prenons maintenant cette thématique dans l’autre sens. Pourquoi, en dépit de la noirceur de la légende professionnelle qui les frappe, des PSR existent-­elles bel et bien? La réponse réside dans leur côté «couteau suisse politico-­administratif» bien commode. Ainsi l’Agrupación de tráfico de la Guardia Civil, sous la dictature de Franco, montrait­-elle de l’État espagnol un visage protecteur et humain, alors même que l’interaction entre ses agents et les «gentils contrevenants» lui servait de source d’information dans le cadre de son implacable politique de surveillance. 
Toujours en Espagne (pour l’instant), au milieu des années 1980, la région autonome de Catalogne a fait renaître une ancienne police, les Mossos d’Esquadra, en la dotant d’une forte composante de PSR (plusieurs milliers d’agents très bien équipés). Au­delà de sa fonction classique de pacification et de fluidiifcation du trafc, cette PSR a montré ostensiblement la supplantation de la Guardia Civil et du Cuerpo Nacional par les Mossos d’Esquadra, manifestant ainsi la souveraineté politique renaissante de la région sur son territoire.
Partons beaucoup plus loin, en Nouvelle­Zélande. C’est un pays dont la très faible population s’est éparpillée sur un espace géographique aussi vaste et compliqué que celui la Grande­Bretagne. L’émergence dans les années 1930 au sein du ministère des Transports d’une PSR a répondu à une impérieuse nécessité de pré­servation physique et de viabilisation budgétaire et économique d’un réseau routier diffcile à fnancer et à entretenir. Sa tâche: prévenir les accidents bloquant le trafic, contrôler la charge des poids lourds risquant de détériorer la chaussée, vé­rifier que les usagers de la route se sont acquittés de leur carte grise, permis de conduire et autres taxes et redevances de «roulage», etc
3.
Cette PSR néo­zélandaise, à ses débuts, pouvait être davantage qualifée de «police
de et pour la route» que de «police sur la route». La perpétuation en son sein de cette identité policière hétérodoxe lui a valu une certaine fragilité institutionnelle dans la période récente. Détachée du ministère des Transports et fondue dans la police nationale en 1992, elle a été partiellement restaurée en 2001 comme branche policière autonome (25% des effectifs et du budget policiers totaux) à l’arrivée d’un nouveau gouvernement sensible au drame de l’insécurité routière et conscient du savoir­faire de proximité des policiers de la route (par opposition aux policiers normaux) en zones rurales pauvres et majoritairement maories.
À la fin des années 2000, l’autonomie de la Road Policing Branch de la police
néo­zélandaise a fait l’objet d’une controverse politique et administrative d’une certaine ampleur. Fallait­-il la diluer à nouveau dans la police nationale ou, à l’autre extrémité, la renvoyer aux Transports avec des pouvoirs de police amoindris? Il a finalement été décidé de la maintenir dans le giron policier avec une autonomie moins prononcée (par exemple, participation plus régulière à des opérations de police classique). On peut considérer le modus vivendi trouvé comme facteur de grande stabilité.


1. Franklin M. kreMl, «The specialized traffc division », The Annals of the American Academy of Political and Social Science, vol. 291, 1954, p. 63-72.
2.
paul r. Wilson, et Duncan chappell, «The effects of police withdrawal from traffc control : a comparative study », Journal of Criminal Law, Criminology and Police Science, vol. 61, 1971, p. 567-72 ; JérôMe Ferret et vincent spenlehauer, « Does policing the risk society hold the road risk ?, British Journal of Criminology, n° 49, 2009, p. 50-164.
3.
vincent spenlehauer, «La police de la route néo-zélandaise est un laboratoire», Cahiers de la sécurité, n° 58, 2005, p. 51-74

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Le bilan
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